par Frederika Van Ingen

Si la quête de sens est au cœur de ce qui m’a menée sur le chemin de la reconnexion auprès des sagesses et philosophies des peuples racines, l’intention qui m’a guidée vers l’appel du mentor à l’été 2020 était de devenir une aînée inspirante. Je constatais, évidemment, que ce modèle nous manque. 

La thématique qui transparaît dans cette lettre a donc bien évidemment aiguisé ma curiosité et invitée à questionner cette notion d’« aînés » -terme plébiscité au Québec, quand la France lui préfère celui de « seniors ». 

« Hasard » signifiant pour moi, j’ai découvert avec surprise ces derniers temps que certaines personnes que je côtoie, avec lesquelles je partage des expériences, pratiques de connexion, ont une belle génération d’écart avec moi ! J’ai dû me rendre à l’évidence : le temps qui me traverse s’est accumulé, et me rapproche à pas de louve de cette place qu’on appelle dans les cultures racines les Aînés, avec leur majuscule. 

En tant que mère d’adolescente, j’ai néanmoins ce sentiment d’être « entre » ces Anciens, et ceux qui s’apprêtent à renouveler le monde, les jeunes générations. Depuis cet espace « entre », je perçois chez ces dernières une vraie difficulté à s’appuyer sur leurs Anciens, à les considérer, et surtout, à croire en leur vision d’un monde à consommer devenue obsolète. Ma propre génération avait déjà un peu perdu cette foi, mais avec l’accélération du monde, notamment avec les technologies de l’immédiateté, le fossé se creuse entre générations. Et à mesure qu’il s’agrandit, leur confiance réciproque semble s’amenuiser, laissant la place à la méfiance, voire à l’indifférence. Chez les peuples racines, cette confiance est pourtant le pilier qui rassemble, qui permet de transmettre le savoir immuable du vivant, et de prendre soin de la vie…  

Cela questionne notre regard sur les aînés, les seniors donc. Et d’abord, qui sont-ils ? Pour l’Organisation mondiale de la santé, on bénéficie de ce joyeux statut passés les 60 ans. Les médecins, au regard de l’état de nos corps, considèrent qu’une décennie de plus est nécessaire pour être ainsi reconnu. L’administration, elle, qualifie de «personnes âgées » les plus de 60 à 65 ans selon les cas. Dans le monde du travail, concentré sur l’efficacité productive, c’est la barre des 45 ans qui caractérise la bascule. Vers quoi ? Parfois, vers la reconnaissance de l’expérience. Souvent, vers le déclin de l’ « employabilité », ce qui, dans nos sociétés productives et consuméristes, rime avec « inutilité ». 

Gardiens de la mémoire

Dans les cultures racines au contraire, le grand âge est valorisé : les Anciens sont ceux qui savent. Lorsqu’ils viennent chez nous observer notamment notre compréhension des écosystèmes, les Kogis de Colombie nous invitent toujours, pour réveiller nos liens aux territoires, à « interroger nos anciens », car ils sont ceux qui ont et gardent sa mémoire : la mémoire de nos liens. Cela, lorsqu’on interroge les aînés de nos campagnes, se vérifie : qu’ils s’agissent du savoir des plantes, des sols, des espèces animales, du climat, certains se souviennent des histoires entendues de leurs propres anciens qui ont encore bien des choses à nous dire…

Gardiens de la sagesse

Pour la culture maasaï, être aîné est synonyme d’être sage : l’expérience d’une vie nourrie de connexion et de conscience de faire partie d’un monde plus qu’humain fait forcément de l’Ancien une référence pour les plus jeunes. Dans leur fonctionnement sociétal, la classe d’âge des plus anciens devient naturellement celle qu’on consulte pour prendre les décisions adéquates, résoudre les conflits, rétablir l’harmonie. 

Cette vision que partagent de nombreux peuples racines m’a été expliquée ainsi par un guérisseur malien initié notamment par les Dogons*: « En Afrique de l’Ouest en général, on scinde la vie en deux grands temps. Il y a la jeunesse, l’insouciance, où on profite de la vie autant que faire se peut. Et à mesure qu’on avance en âge, on devient un sage. C’est- à-dire qu’on a eu le temps de vivre des expériences et on se rend compte qu’on n’est pas venu que pour manger et boire, mais pour faire quelque chose. On estime en Afrique que le tournant, c’est vers 40 ans. C’est là que commence la mission réelle. Même si on ne s’en aperçoit pas, on s’oriente toujours vers elle. Souvent, c’est à cette époque de la vie que les personnes entament une démarche spirituelle, repensent leur profession. Cette mission au départ, on ne la connaît pas, mais elle finit par s’imposer. L’Occidental, lui, vit dans sa tête, a trop développé le mental et se pose beaucoup de questions. Quelquefois, il faut se laisser porter et analyser après coup. Là, on se dit: “Tiens, j’en suis arrivé là mais je ne m’en suis même pas rendu compte.” Ce chemin participe à la santé, car c’est une harmonisation : de l’énergie qui nous arrive du cosmos, et de celle que nous transmet la terre, qui est notre mère à tous. » Ainsi, prendre de l’âge et se retourner tranquillement sur sa vie permet d’en voir les fameuses « pierres de gué » qui dessinent la suite du chemin. 

Gardiennes de la vie

Parmi ces Aînés, les femmes ont une place particulière, notamment dans les cultures matrilinéaires d’Amérique du Nord. Pourquoi les femmes ? Car elles sont gardiennes de la Terre et de la Vie, gardiennes d’une sagesse, d’un savoir spécifiquement féminin préservé et transmis entre générations. Pour cette raison, les Aînées sont consultées pour valider toutes les décisions collectives. C’est aussi l’âge où celles qui ont le don de femme médecine peuvent le déployer pleinement, après la ménopause, une fois que les enfants ont grandi, riches qu’elles sont devenues de l’expérience d’avoir pris soin de la vie, en elles comme autour d’elles. 

Prendre soin de la vie sous toutes ses formes : tel est le chemin auquel nous invitent ces cultures, en déployant ce féminin intérieur autant en nous qu’autour de nous.

Nous sommes tous les aînés de quelqu’un d’autre

Dans les cultures racines, devenir aîné se prépare. Et ce, depuis l’enfance. Une pratique commune à certains peuples est la transmission entre classes d’âge. Par exemple, chez les Arhuacos de Colombie, les 5-7 ans vont apprendre aux plus jeunes tout sur la circulation de l’eau sur le territoire, qu’ils ont eux-même appris de leurs aînés. Les 8-10 ans, eux, apprennent des plus grands tout ce qu’ils doivent savoir sur le bois, les arbres. Ainsi, le savoir et la connaissance du territoire se transmettent entre les générations, tout en leur permettant de trouver leur place, de se sentir utiles et de se respecter entre elles. 

Quel que soit notre âge, nous sommes tous les aînés de quelqu’un d’autre. Même nos enfants le sont. Et même, ils le sont parfois pour nous, lorsque leur don, savoir faire, compétences, dépassent les nôtres. Être aîné consiste alors à savoir l’accueillir, reconnaître leur talent, et même leurs compétences, à les accompagner pour qu’ils soient vus, valorisés, pour nourrir leur confiance en eux, tout en les aidant à prendre la mesure de leur responsabilité vis à vis de l’autre, de la vie. Car pouvoir endosser la responsabilité et s’y sentir utile, quel que soit l’âge, nourrit l’élan de vie. 

Les Aînés sont inspirants, par définition

Avec le recul aujourd’hui, j’ai envie de nuancer. Certes, bien peu de nos aînés sont devenus des sages. Quoique, en cherchant parmi mes relations – au-delà bien sûr des passeurs et passeuses qui m’ont ouvert ce chemin -, j’en vois bien quelques uns qui me donnent envie de l’être, et ça doit être le cas pour chacun d’entre nous. Certes, bien souvent, la vie qu’ils ont traversée a eu raison de l’éclat dans leurs yeux. Mais néanmoins, ils ont vécu ! 

C’est là notre héritage, qu’il nous faut regarder dans les yeux à travers eux, et savoir remercier. Pour sortir de notre réflexe culturel d’adolescents attardés qui rejettent les anciens simplement parce qu’ils le sont. 

Car devenir des Aînés inspirants, c’est intégrer une grille de lecture de la vie, imprégnée d’expériences, et toute expérience, positive ou négative, constitue un apprentissage qui a besoin d’être passé à la prochaine génération pour que nous devenions tous de meilleurs humains au service au vivant.

* dans « Ce que les peuples racines ont à nous dire, de la santé des hommes et de la santé du monde » éd. LLL.

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