Par Frederika Van Ingen
L’histoire derrière l’article : La transmission s’est imposée comme thématique qui fait le lien entre les articles de cette lettre N°2. L’occasion pour moi, sur l’invitation de notre petit comité de rédaction en herbe, de revisiter en quoi elle a changé de forme au fil de mon parcours, pour se mettre au service de la reconnexion et de la régénération culturelle.
Qu’est-ce que nous transmettons ? Voilà bien une question qui fait vibrer la corde sensible de la maman-passeuse-journaliste-auteure et chercheuse de sens que je suis. Au gré de ces « métiers », elle a toujours été là. La rencontre avec les sagesses des peuples autochtones, et les différences majeures entre leurs façons de faire et les nôtres, ont donné sens à cette « mission » qu’au fond, nous partageons tous.
Transmettre, c’est permettre
Me revient en mémoire cette intuition-réflexe -qui ne m’a jamais quittée depuis-, lorsque j’ai su que j’allais devenir mère, émerveillée que j’étais par la puissance de ce qui se déroulait en moi. Avant même que les philosophies des peuples racines n’entrent de plain pied dans mon champ de considération, mon instinct savait qu’il se jouait là quelque chose de plus grand que je ne pouvais qu’accompagner. Longtemps, parce que c’est ainsi que notre langue en parle, la question d’« avoir » un enfant s’était posée en ces termes ; soudain, tout basculait : il ne s’agissait plus d’« avoir », mais d’accueillir, et de permettre.
J’ai retrouvé cette posture par rapport à l’enfant inscrite dans les sagesses racines. Elle est décrite ainsi par Jean Liedloff (1), au sujet des Yekwanas au Vénézuela : « “posséder” quelqu’un est une notion que les Yekwanas ne connaissent pas, écrit-elle. Jamais ils ne diront: “mon enfant”, “ton enfant”. » Un peu de la même façon, chez les Lakotas (entre autres), l’enfant nomme «père et mère» indifférement ses parents biologiques, et tous ses oncles et tantes. ll est alors l’enfant d’une famille élargie, et même, ainsi que l’inscrivent en lui certains rites de passage, il est d’abord l’enfant de la Terre et du Ciel. C’est ce que nous sommes aussi.
Transmettre, c’est libérer
Il en découle une façon d’être toute différente avec les enfants, mais aussi avec les autres en général : « Décider à la place de quelqu’un d’autre, peu importe son âge, est étranger à leur comportement, ajoutait Jean Liedloff. Ils sont très intéressés par ce que font les autres mais jamais ils n’essaieront de persuader quelqu’un et encore moins de le forcer. (…) » J’ai découvert que chez les Maasaï aussi, exercer un pouvoir sur autre que soi-même est impensable. Idem pour les Nehirowisiwok au Québec : « ils m’ont rappelé l’importance de respecter la liberté des individus dans leurs choix de vie et de respecter le droit que possède chaque personne de développer ses propres connaissances de manière autonome sans être forcée ou contrainte », raconte l’anthropologue Benoit Ethier, qui ajoute que chercher à imposer est perçu chez eux comme un manque de respect. Cela questionne à la racine nos modes d’éducation. La journaliste et auteure Michaeleen Doucleff (2) enfin, qui a enquêté sur la parentalité chez les peuples de chasseurs-cueilleurs constate que chez eux, « contrôler autrui est considéré comme quelque chose de nuisible. Ce principe est l’une des pierres angulaires de leur système de pensée, y compris dans leur façon d’élever les enfants. » Et ce que j’ai pu comprendre de cette façon de faire -et que nous tentons de reproduire à travers le mentorat et la connexion nature-, c’est que les limites de cette liberté, celles qui évitent d’aller jusqu’au chaos et calment les égos, sont posées par la nature. C’est en elle que ces peuples puisent leurs lois qu’ils se laissent imposer, plutôt que celle inventées des humains. Dès lors, c’est la vie-même, qu’ils ont appris à connaître, qui fait autorité.
Transmettre, c’est préserver l’« en-vie »
Le goût de cette liberté originelle, j’aime à le voir pétiller dans les yeux des personnes que j’accompagne vers la reconnexion, comme une souveraineté retrouvée, un « droit à être » trop longtemps entravé. Et si elle est au cœur des sociétés racines, c’est parce qu’elle a une fonction précise : elle préserve l’élan de vie avec lequel nous sommes venus, qui nous guide vers nos dons, cette fameuse curiosité de l’enfant qui s’émerveille du monde, qui le tâte, le hume, l’inspire de tous ses sens. Elle nourrit sa joie, préserve sa vitalité, construit ses liens au monde, des cordes de connexion, que naturellement, en grandissant, il voudra nourrir en retour, en prenant soin de ce qui l’entoure. Sans cette liberté, ce sont des voiles épais qui nous séparent du monde, de la vie, comme des peaux douloureuses dans lesquelles les blessures, frustrations infligées, sont restées enkystées, bloquant la connexion et coupant tout élan.
Transmettre, c’est aimer
Sur mon propre chemin, grandir avec cette liberté au cœur de la nature m’en a transmis le goût. Cela a tissé mes liens au sauvage et nourri l’élan de mes jeunes années, dont je sens encore la sève monter spontanément en moi au simple bruit du vent, à la lumière de la Lune, au son d’un chant d’oiseau, au parfum de l’humus. En grandissant pourtant, j’ai pu le vivre comme un obstacle : il me semblait que les autres ne pouvaient pas le comprendre, lorsque, vivant en ville, ils n’y avaient pas ou peu goûté, et qu’ils n’en sentaient pas la profondeur. Donc je taisais ces liens, et les gardais en moi comme une possibilité de refuge, plutôt que de croissance.
Même le monde naturaliste que je côtoyais alors projetait sur ce refuge une rigueur scientifique qui me coupait de sa puissance : celle de l’amour que la nature éveille en moi. Mes premiers écrits de journaliste en écologie aussi se devaient de justifier l’importance scientifique de préserver la nature. Pas de place pour l’affect, pas de place pour le ressenti. Nous n’envisagions pas la nature comme cette part de nous-même que le matérialisme de nos sociétés a fini par anesthésier : l’« en-vie », cette forme d’amour en marche qui nous traverse, qui nous fait cheminer… et forcément, transmettre.
Transmettre, c’est réparer nos liens humains
Lorsque j’ai rencontré les sagesses racines, les passeurs, puis le modèle 8shields et l’Appel du mentor, c’est ce chemin-là qui s’est ouvert : explorer la nature en moi-même pour pouvoir restaurer mes liens, en lien avec d’autres humains, reprendre chaque étape des accros qu’une histoire blessée y a inscrit, reconnaître la préciosité de ces liens au sauvage. Et surtout -un long chemin pour moi- accepter de transformer ce qui était un refuge en une source à partager, car c’est à travers elle, cette nature dont nous sommes, qui en fait nous unit, qu’on peut vraiment se rassembler. Chez les peuples racines, cette réparation de tous les liens est un travail collectif et quotidien, décrite notamment par Jon Young au sujet des Bushmens quand ils se réunissent le soir autour du feu.
Transmettre, c’est être parent… avec tout ce qui existe
Ainsi, même quand ils vivent pourtant bien connectés à la nature, à eux-mêmes et entre eux, ce travail est nécessaire ! Car il semble que notre espèce ait cette particularité, qui la différencie des autres animaux, des plantes, et des autres vivants, ainsi que je la raconte dans mon dernier livre(3) : celle de n’être «pas finie », et d’avoir ce besoin d’apprendre à se connaître pour « finir le travail », développer ses dons et les rendre à la nature en guise de contre don. Un besoin d’autant plus grand pour nos cultures déracinées.
Il s’agit pour cela de dénouer en soi les fils de nos propres entraves. Pour dépasser la peur de l’autre que le manque de confiance a inscrit en soi, se dépouiller de l’attente de la reconnaissance qu’un accueil maladroit a modelé en nous, et créer un vrai lien, depuis le cœur de soi. Un lien d’amour encore, qui, délesté de ses ombres, peut relier en un seul mouvement la nature en soi-même à celle qui nous entoure, y compris l’autre, et la vie qui l’anime. Pour moi, c’est là l’essence du « O Mitakuye Oyasin » des Lakotas, qui se traduit notamment par « je suis parent avec tout ce qui existe ». Comme une conscience d’un lien que nous avons perdue, et que, même lorsqu’en nous-mêmes, enfin, nous la touchons, notre nature limitée d’humains nous oblige sans relâche à réveiller, à restaurer.
Ainsi, transmettre est une histoire sans fin, un espoir qui se tisse à chaque instant en soi, à travers soi, dans tous nos liens, et qui sait se réjouir de vivre le mouvement. Transmettre l’« en-vie », pour moi aujourd’hui, c’est travailler à devenir – chemin tout autant chaotique que joyeux, équilibre des contraires oblige- porteuse, passeuse, de cet espoir. Car c’est bien lui qui brille, chez les peuples racines, dans les yeux des Anciens, où il ne s’est jamais éteint, malgré tout. En nourrir, de mon mieux, la flamme, est une façon de l’honorer.
Frederika Van Ingen
Site internet: frederikavaningen.fr
1 Le Concept du continuum, Jean Liedloff, Ambre Ed
2 Chasseur, cueilleur, parent, Michaeleen Doucleff, éd. Leduc
3 Et si la Terre nous parlait, huit principes de vie inspirés des peuples racines, Frederika Van Ingen, éd. Les liens qui libèrent